Gilets jaunes: un mouvement en quête de « dignité », devenu « résigné »
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Bordeaux (AFP) – Porteur, dès 2018, de revendications sur les retraites et le pouvoir d’achat, le mouvement des « gilets jaunes » n’est « pas éteint » mais « résigné » et « replié vers d’autres sphères d’engagement », estiment deux chercheurs.
Magali Della Sudda, chargée de recherche au CNRS, co-autrice d’une vaste étude menée sur les ronds-points et durant des manifestations, et Samuel Noguera, doctorant qui épluche depuis un an les cahiers de doléances ouverts à l’époque en Gironde, décryptent pour l’AFP ce mouvement en quête d' »écoute » et de « dignité ».
– Qui étaient-ils?-
D’une moyenne d’âge de 44 ans, le mouvement était porté par « des gens qui ont des enfants à charge mais aussi potentiellement leurs parents » et sont « aux premières loges du démantèlement de la citoyenneté sociale », juge Mme Della Sudda à partir d’un échantillon de 1.477 gilets jaunes interrogés en 2018-2019.
« La singularité » de ce « mouvement social », selon elle, est d’avoir « convoqué, à l’exception de certains fractions de cadres, les différentes classes de la société ».
La mobilisation est cependant ancrée « dans les classes populaires »: près de 50% des interrogés affirment vivre dans un foyer avec moins de 2.000 euros par mois, avec une forte représentation des « cols roses, travailleuses du +care+ et aide-soignantes » chez les femmes et des employés « de la logistique et des transports » chez les hommes.
« Indubitablement mixtes » et « sans porte-parole attitré », les gilets jaunes ont « peut-être changé la représentation des luttes sociales en donnant une visibilité et un leadership aux femmes qui, jusqu’alors, ne l’avaient qu’exceptionnellement », analyse la socio-historienne.
Autre « point singulier »: la représentation des handicapés, « à la hauteur de leur présence dans la société », du « jamais-vu » dans d’autres mouvements sociaux.
– Pourquoi se sont-ils mobilisé?-
Près d’un quart des gilets jaunes interrogés alors évoquent « spontanément » la question des retraites, avec « un gros sentiment d’injustice ».
En outre, « 60% des ouvriers et employés se montrent inquiets pour le devenir du système », le sujet étant souvent « imbriqué » à celui « des salaires, à la dénonciation d’injustices sociales et fiscales et à une volonté de se mobiliser pour les nouvelles générations ».
Pour Samuel Noguera, dans les cahiers de doléances « ouverts à tous » à l’hiver 2018-2019, cette « solidarité intergénérationnelle » se retrouve beaucoup, « notamment des retraités vers les jeunes ».
Selon le doctorant, près de 40% des demandes portent sur le « pouvoir de vivre », avec une notion omniprésente de « dignité », sur les « fins de mois » ou « la juste répartition des fruits du travail », et « énormément de doléances sur le prix des factures énergétiques » -avant même leur flambée- et les services publics.
En zone rurale, la question du « désenclavement » et des transports du quotidien est « surreprésentée », avec la demande de liaisons ferroviaires et d’autoroutes supplémentaires, ou de gratuité vers les pôles urbains.
La deuxième principale préoccupation, dans les cahiers comme sur les ronds-points, exprime « une crise de la représentation politique »: la revendication du RIC -référendum d’initiative citoyenne- répond au « manque d’écoute » ressenti.
« Il y a un manque de confiance en l’action publique, relève M. Noguera.On a beaucoup de demandes de suppression du Sénat ou de réduction du nombre de parlementaires, mais sans en finir avec le système de représentation parlementaire ».
Le mouvement a également évolué vers « des enjeux environnementaux », ajoute Mme Della Sudda, pour qui l’on a « mésinterprété l’opposition à la taxe carbone », point de départ de la mobilisation sur fond d’augmentation du prix des carburants.
« Dans la majorité des questionnaires, l’opposition à la taxe est liée à un sentiment d’injustice: +Pourquoi nous faire payer, alors que ceux qui prennent l’avion ne payent pas+. »
Dans les deux corpus d’étude, on retrouve une préoccupation « quasi-unanime » concernant « la bétonisation » et « les pesticides ».
Les questions de souveraineté, de sécurité ou d’immigration, en revanche, sont « mineures » dans les revendications.
– Quel devenir?-
Pour Mme Della Sudda, qui poursuit actuellement ses entretiens, « la brutalisation du maintien de l’ordre », avec « un arsenal répressif » allant des amendes aux gardes à vue jugées préventives, a alimenté « peur » et « résignation » chez les anciens manifestants.
La résurgence dans l’actualité des thématiques portées à l’époque n’entraîne pas une « réactivation » massive d’un mouvement qui s’est « divisé » sur les politiques sanitaires pendant la pandémie de Covid-19.
« Pour se mobiliser, il faut avoir la perception qu’on peut changer les choses », analyse la chercheuse.Or, « aucune politique publique nationale n’est venue répondre » depuis aux « trois grands enjeux portés par le mouvement -justice sociale, participation démocratique, transition écologique ».
Selon elle, le « mouvement n’est pas éteint » mais « résigné », « en repli » vers des engagements associatifs: d’ex-gilets jaunes ont monté nombre de collectifs locaux d’entraide. »Loin des radars des journalistes et des institutions. »