L'addiction aux jeux, un drame national en Bulgarie
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Sofia (Bulgarie) (AFP) - Lazar figure sur la liste des accros aux jeux d'argent, un fléau en Bulgarie où cette addiction soulève un enjeu de santé publique.Pourtant, ce trentenaire a pu s'inscrire sur un site de paris et a perdu des milliers d'euros, une somme qu'il est aujourd'hui en droit de récupérer.
Il a intenté l'an dernier un procès contre l'opérateur de paris en ligne et en octobre, le tribunal de Sofia lui a donné raison en première instance, ordonnant la restitution des sommes dilapidées.Une décision "sans précédent", selon son avocate Kristina Karakoleva.
"J'avais peu d'espoir face à une partie adverse plus forte", raconte-t-il à l'AFP, se disant "soulagé et heureux" de cette issue, même si la compagnie a fait appel.
L'informaticien de 36 ans, qui préfère taire son vrai nom, espère que sa victoire "pourra aider ceux qui sont confrontés au même problème" d'addiction.
"C'est considéré comme un manque de volonté, pas comme une question de santé publique", regrette-t-il, alors même qu'un Bulgare sur dix s'est déjà adonné à des jeux de hasard hors loto, d'après un sondage de l'institut MarketLinks de printemps 2024.
Le jugement du tribunal peut "sauver des vies", estime Me Karakoleva, en mettant le doigt sur un enjeu de santé publique largement ignoré dans ce pays des Balkans, le plus pauvre de l'UE mais à l'industrie des jeux florissante.
- Héritage communiste -
A l'instar d'autres pays du bloc communiste, la Bulgarie a mis en place dans les années 1950 une loterie gérée par l'État faisant miroiter monts et merveilles à la population.
Pour les visiteurs étrangers, il y avait aussi pléthore de casinos, situés pour la plupart dans des hôtels de luxe et infiltrés par les services de sécurité.
Héritage de cette époque, le secteur brasse aujourd'hui plusieurs milliards d'euros, selon Tihomir Bezlov, chercheur au sein du groupe de réflexion CSD basé à Sofia, jugeant "compliqué" de donner un chiffre précis tant la filière est opaque.Rien que le montant des gros lots versés en 2023 représentait près de 3% du PIB.
Sur les boulevards de la capitale Sofia, des panneaux promettent des gains faramineux dans un pays comptant 20 casinos et un millier de petites salles, ainsi que 24 entreprises proposant les très populaires jeux en ligne, pour 6,5 millions d'habitants.
Ces dernières années, le gouvernement a entrepris de mieux réguler le secteur et de lutter contre l'addiction, en instaurant notamment une liste de personnes bannies des sites de paris et salles.
- "Spirale des crédits" -
Lazar fait partie des 41.000 citoyens qui ont volontairement demandé leur inscription sur ce registre.
Ancien joueur de tennis de haut niveau, il a commencé à parier il y a 15 ans dans son domaine, le sport, avant de plonger dans l'engrenage.
"J'ai quitté mon travail car cela (les paris, NDLR) me rapportait plus que mon salaire", se souvient-il.Mais au bout de deux, trois ans, sa chance tourne.
Il reprend un emploi régulier et contracte des prêts pour assouvir son addiction, pris au piège de "la spirale des crédits".
Malgré son interdiction de jeu, il parvient à miser l'équivalent de 10.000 euros et en perd près de la moitié."Deux mois de salaire" envolés en fumée.
"Dans des moments comme ça, la colère vous saisit, vous vous refermez sur vous-même, vous ne voulez pas admettre la défaite", témoigne-t-il.
- Sisyphe -
Il est désormais suivi par un psychologue mais le traitement n'est pas pris en charge par l'Etat.Quant à la liste, les conditions viennent d'être assouplies et il est possible de se désinscrire après un mois.
Depuis, environ 8.000 personnes ont rayé leur nom alors que "30 jours, c'est insuffisant" pour maîtriser la pulsion du jeu, note Lazar.
Son avocate est spécialisée dans ce type de dossiers et décrit le parcours de combattant de ses clients."Ils essaient d'avoir une vie stable.Mais tant qu'ils ont des tentations, ils sont, tels Sisyphe", condamnés à retomber dans leurs travers, explique-t-elle.
D'où l'importance du respect de ce registre, insiste-t-elle.
Pour Angel Iribozov, président de l'association de l'industrie du jeu, "c'est une des mesures les plus efficaces de prévention"."Mais elle ne peut être la seule", dit-il, prônant des campagnes de sensibilisation et une assistance téléphonique.
Lazar, lui, veut libérer la parole autour du sujet."Le plus difficile est de surmonter la honte", souffle-t-il.